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tayeb zaid

Je ‘’revois’’, je ‘’me revois’’, je ‘’me rappelle’’, je ‘’me souviens’’ sont bien les outils de l’autobiographie qui permettent à l’auteur d’effectuer des projections dans le passé. Ils sont nombreux et servent à baliser les nombreux récits qui tapissent   Khalti Fatna et la Vallée Oubliée, pour ne citer que ces deux romans à caractère autobiographique. La narration telle qu’elle a été entreprise par A. Zenati est plus proche d’une narration  naturelle par son caractère brut, franc et originel, ignorant ou faisant fi  des subterfuges des règles élémentaires de la narratologie qui régissent l’autobiographie , que d’une narration méthodique, académique, rigide, artificielle. Après chaque verbe de perception, au sens global du terme,  le lecteur s’attend à ce que la narration change de voix (narrative) pour passer de A. Zenati en sa qualité d’auteur, à Dahmane, le jeune garçon à l’âge indéfini, en sa qualité de narrateur, à Dahmane (encore une fois) en sa qualité de personnage, et de là d’une narration dans le mode du discours pour la première (voix narrative), à une narration dans le mode du récit pour la seconde, à une narration dans le mode du discours( encore une fois). Ainsi donc, le récit de commentaires de l’auteur Abderrahmane Zenati, doit nécessairement, selon le code de lecture, céder la place au récit d’événements  du narrateur Dahmane, qui à son tour doit également céder la place au profit du récit de paroles du personnage acteur  Dahmane. Cette transmission des témoins, ainsi exécutée, entre les trois voix narratives qui s’alternent et se suivent donne à l’autobiographie un tracé rétrospectif d’aval en amont susceptible d’encadrer le lecteur en lui permettant  de mieux reconnaître les différentes voix narratives et par là-même d’identifier les différents ‘’JE’’ qui se relaient et créent le récit. Mais rares sont les récits d’enfance de Zenati, tels qu’ils sont racontés dans ces deux romans qui suivent ce cheminement académique, linéaire.  En effet, l’auteur passe directement à l’enfant personnage, sautant par la même occasion, à bon ou à mal escient, le narrateur, voix considérée comme intermédiaire, factice et arbitraire et par conséquent bonne à être écartée. Cette rupture de la chaine narrative  n’altère en rien le caractère littéraire des deux romans et la qualité du récit d’enfance dont il est question ici, et qui peut sans aucun doute le transcender à d’autres. Au contraire, la réduction de la narration à deux voix, place l’histoire dans deux pôles extrêmes : celui de l’auteur Abderrahmane Zenati et celui de Dahmane, celui d’un adulte dont le verbe se caractérise par la violence et la brutalité ‘’Zoubida devienra mon épouse en secondes noces, m’éloignera de mes enfants et me détruira sentimentalement’’  (pages 60-61de  La Vallée Oubliée) par le caractère obscène et blasphématoire des propos de certains personnages transcrits dans la langue dans laquelle ils ont été formulés ‘’veux-tu descendre ya wald el kahba ?’’ ; ‘’Alyoum nadbah rabbak’’ (page 82 de  Khalti Fatna) et celui d’un petit enfant qui subit les aléas d’un destin tragique  qui le place dans une société hostile et impitoyable et dont il ne comprend pas la mécanique. Le narrateur, en sa qualité d’intermédiaire entre l’auteur et le personnage  étant occulté, l’auteur reprend ses pleins droits sur la narration : il se lance dans un réquisitoire en bonne et due forme contre les Français, les Juifs et les Algériens qu’il accuse d’être à l’origine des malheurs des Marocains, de leur pauvreté, de leur misère, de leur famine, de leur ruine. Les Algériens surtout, ces débauchés, ces pervers, ces traîtres, ces gens sans foi, sans pitié, déracinés de leur leur pays et de leurs origines et venus faire fortune au Maroc, protégés par les Français qui les considéraient comme des français de deuxième rang. Il leur voua une haine insatiable : ‘’A sa mort survenue dans les années soixante dix, ce rapace sanguinaire de Al Mokri Lakbaili Boukaâbouche laissa à ses héritiers l’une des plus grandes fortunes du pays….Tous héritèrent cette haine opiniâtre pour les Arabes en général et pour le Marocain en particulier’’ (page 24 de khalti Fatna).

La mise à l’écart du narrateur, entité abstraite, fictive et purement littéraire, dont le rôle est de prendre en charge la narration dans le mode du récit, met en contact direct l’auteur Zenati et Dahmane le petit enfant. Cet effacement  du narrateur, passage obligé après tout, place côte à côte deux modes de narration proches par leur système verbal : une narration dans le mode du discours (discours narrativisé) et une autre narration, également dans le mode du discours ( discours direct). Ce rapprochement entre ces deux modes de narration est loin de créer une atmosphère de conflit et de confusion. Au contraire, il abolit les frontières entre Abderrahman l’homme et Dahane, l’enfant qu’il était, qu’il est toujours et qu’il garde en lui malgré les années qui les sépare, dans une atmosphère de tutelle.  Ainsi donc, Aberrahmane prend en pitié Dahane : il essaie sans le pouvoir de  le couver, de  le protéger, de prendre sa défense contre Al Mokri Lakabaili Boukaâbouche ( ‘’Assis sous sa véranda, dans son vieux fauteuil de roseau tout fendillé, il gloussait et jubilait de plaisir en nous regardant terrifiés, hurlant et nous débattant contre la clôture en barbelés pendant que ses chiens bavants lacéraient nos vêtements . Je me souviens de ce mois de décembre…’’ (page 79 de Khalti Fatna), les Maalem pervers et débauchés (‘’Quelle épaisseur de mots faudrait-il pour exprimer la lâcheté de cet homme (Maallem Kinkoun) envers l’enfant innocent que j’étais ?’’ (page 42 de La Vallée Oubliée).

Loin des artifices gratuits  de la rhétorique si chers aux écrivains marocains et algériens de langue française dont le souci majeur est d’impressionner plus que de plaire, d’émouvoir ou d’intéresser, Abderrahman Zenati s’exprime dans une langue naturelle, mélange de français et d’arabe, plus proche des cœurs que de la raison. Ignorant les frontières de l’indécence, faisant fi des règles de la narratologie et de la poétique, la langue de Abderrahman Zenati fait frémir et vibrer.

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