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Zaid Tayeb


Affirmer qu’Antigone est une tragédie moderne est une simple remarque qui n’a rien de bien particulier que de ressasser ce que d’autres ont déjà dit, chacun à sa manière. Tenter de faire valoir cette affirmation par dresser une longue liste d’indices, qui ne manquent d’ailleurs pas, pour la faire asseoir et lui donner consistance, me semble une manœuvre frappée de froide stérilité ou de bas académisme . S’il y a modernisme dans cette tragédie, il est plus profond que superficiel, plus présent dans le fond que dans la forme ou la langue. Les nombreux anachronismes et l’absence de découpage de l’œuvre en actes et scènes, sont, certes, des éléments que beaucoup avancent pour justifier le caractère moderne et non conventionnel de la tragédie d’Antigone. Cependant, il me semble que ces indices, à côté d’autres, disséminés çà et là tout au long de l’œuvre, sont insuffisants bien que pertinents.

Jean Anouilh, en sa qualité d’écrivain, de personne physique et réelle, délègue ses pouvoirs au Chœur, personnage de fiction, pour expliquer aux lecteurs les points de différence entre le drame et la tragédie. On peut se demander comment un personnage de fiction dont le rôle, par respect aux convenances et de la bienséance, est de rapporter aux spectateurs présents sur scène la nouvelle du suicide d’Eurydice, puisse s’exprimer sur des genres littéraires dont le savoir revient à un homme de lettre ? Il est vrai que beaucoup de lecteurs, les profanes comme les peu éclairés, distinguent mal entre ces deux genres : certains prennent l’un pour l’autre ou tiennent proches l’un l’autre à cause des similitudes qu’ils disent partager et dont je ne vois pas la trace quand j’en viens à les considérer.

Je vais essayer de piocher ailleurs à la recherche d’éléments plus synthétiques, plus compacts et moins éparpillés que ceux que j’ai l’habitude de rencontrer à travers mes lectures ou ce que j’entends dire aux apprenants par certains professeurs de langue et de littérature françaises .

La scène du Chœur mérite toute l’attention du lecteur avisé et plus encore celle des gardes qui la suit. La première est une leçon de théorie sur les genres littéraires donnée par un professeur de littérature sous les traits d’un personnage de fiction, la seconde une illustration pratique insérée par un auteur pour servir d’exemple, le tout à des fins scolaires, didactiques. On peut donc penser que la scène des gardes constitue un drame dans une tragédie. La tirade du Chœur a donc une portée didactique, la discussion des gardes une fonction illustrative.

I-La tragédie : un genre noble :

a-Personnages appartenant à la sphère de la haute société : rois, reines, princes, princesses (Créon, Hémon, Polynice, Etéocle, Ismène, Antigone…)

b-Sujet noble :

1-Conflit entre la loi (incarnée par Créon, le roi) et le devoir(incarné par Antigone) qui se termine par la victoire de la première sur le second : en voulant accomplir le devoir, Antigone se heurte à la loi.

2-l’homme aux prises avec le destin et triomphe du destin sur l’homme : Le destin d’Antigone est d’enterrer le cadavre de son frère, être arrêtée sur le fait et condamnée à la peine de mort.

-Loi : ‘’quiconque osera lui rendre les devoirs funèbres sera impitoyablement puni de mort’’ page 13

-Infraction de la loi :’’ Et cette nuit, la première fois, c’était toi aussi ?’’

‘’Oui, c’était moi.’’ page 63

-Proposition :’’Alors, écoute : tu vas rentrer chez toi, te recoucher, dire que tu es malade, que tu n’es pa s sortie depuis hier. Ta nourrice dira comme toi. Je ferai disparaitre ces trois hommes.’’ Page 65

Rejet de la proposition : ‘’ Pourquoi ? Puisque vous savez que je recommencerai.’’ Page 65

-Menace : ‘’Tu ne comprends donc pas si quelqu’un d’autre que ces trois brutes sait tout à l’heure ce que tu as tenté de faire, je serai obligé de te faire mourir ?’’ page 71

Exécution de la menace :’’ Gardes !

Emmenez-la.’’page 99

-3- La relation de cause à effet : l’enterrement du cadavre de Polyniceàla mort d’Antigoneàla mort d’Hémonàla mort d’Eurydice.

c-Langue et style :

– soutenu : Créon : ‘’L’opposition brisée qui sourd ( sourdre : littéraire) et mine déjà partout. Les amis de Polynice avec leur or bloqué dans Thèbes, les chefs de la plèbe puant l’ail, soudainement allié aux princes, et les prêtres essayant de pêcher un petit quelque chose u milieu de tout cela…’’ page50-51

-Courant : Antigone : ‘’Merci. Alors, voilà. Hier d’abord. Tu me demandais tout à l’heure pourquoi j’étais venue avec une robe d’Ismène…’’ ‘(style haché) page43

d- Le suspense : Pas d’espoir de changement, de rebondissement : il est dit dans le Prologue que trois personnages vont mourir et ils vont mourir

d-Conclusion : la tragédie est pareille à un monstre qui dort : son réveil déclenche un carnage. La tragédie est une machine bien huilée et bien graissée : il suffit d’appuyer sur un bouton pour la mettre en marche pour ne s’arrêter que lorsqu’elle aura tout emporté sur son passage.

II- Le drame : un genre bas :

a-Personnage appartenant au petit peuple :

-Pour ‘’Antigone’’ : les gardes.

-Pour ‘’la Boite à Merveilles’’ d’Ahmed Sefrioui : un tisserand, un jardinier, un menuisier, un babouchier, une voyante….

-Pour ‘’le Dernier Jour d’un Condamné’’ : geôliers, argousins, avocats, juges, criminels, bagnards…

b-Sujets du quotidien :

-Pour ‘’Antigone’’ : Il est question de boire, de manger, de rigoler et d’aller avec les femmes de mauvaise réputation.

c-la langue

1-vulgaire :-Les putains(56) ; elle montrait son cul (son derrière nu) (57) ; pisser(58) ; pour monter(les femmes : allusion malsaine) (58) ; tu te rappelles la grosse (putain : allusion grossière) (59) ; le Palais arabe (où l’on peut boire et fréquenter les filles de mœurs légères)…

2- familière ou populaire très relâchée : une chique(57) ; un gueuleton(57) ; les moutards(58) ; on se les cale comme il faut…

d- Le suspense : dans un drame, on peut espérer à des retournements de situation, à des changements heureux ou malheureux : ainsi, les gardes espèrent recevoir une récompense mais ils peuvent très bien laisser leur vie dans cette affaire.

Dans ‘’La Boite à Merveilles’’ Moulay Larbi promet à sa femme de lui acheter un kaftan mais il se remarie avec la fille du coiffeur.

La différence entre la tragédie et le drame est manifeste. Autant la première est raffinée et recherchée, autant la seconde est commune et triviale. La scène du Chœur et celle des gardes ont toutes deux une portée éducative, scolaire, didactique. L’insertion d’un drame dans une tragédie a un caractère d’illustration qui permet de mettre côte à côte deux gendres littéraires pour permettre aux lecteurs d’en connaître les différences car elles ne partagent pas de points de ressemblance comme le pensent certains.